Rencontre avec François BAGIOLI

Allez savoir pourquoi à un moment il y a cette rencontre, à la fois née du hasard, peut-être inévitable ou simplement inscrite dans les gênes. Cette rencontre entre la rudesse du métal et le sensible de la peau ou bien encore la confortable rondeur de l'outil sur le grain de la main. J'avais alors 16 ou 17 ans.

 

Dans les ateliers où successivement j'exerçais mes professions «nourricières», autour des grandes cisailles à levier, le sol était jonché de chutes de tôle, éléments inertes aux formes géométriques qui attendaient un enlèvement pour la refonte.

Je me souviens fort bien de cela. C'est à cette période que tout commença. Je pris quelques-unes de ces chutes de tailles différentes et je les assemblais par la soudure. Oui, c'est à ce moment-là que commença pour moi ce long voyage dans le monde de l'art. Je venais de découvrir l'extraordinaire force de la sculpture. Je prenais mon billet pour ce voyage sublime où l'art ouvre ses fenêtres sur des horizons indicibles. J'ai avancé depuis dans le dédale de la recherche mais aussi parfois des doutes. Trouver la juste répartition des masses, leur opposer des vides, donner à ces formes un équilibre et tendre vers l'esthétique, mais aussi au travers de la sculpture exprimer ce que les mots ne pouvaient dire.

 

« J'ai fait dire à la matière l'inexprimable » disait Brancusi.

 

Travailler, travailler toujours à la recherche des alliances entre les matériaux ; associer à la noblesse d'un bois la raideur d'un acier ou la fragilité d'un calcaire. Faire en sorte que l'œuvre qui jaillira soit le réceptacle à la fois de l'idée, du geste, de l'expression juste. Le tout dans un subtil mélange. Qu'importe le sujet, figuratif ou abstrait, le résultat seul compte. Sentir l'accord, l'osmose des matériaux liés ; avoir le sentiment que l'alchimie du travail entre l'homme, la matière et l'espace dans lequel l'œuvre s'inscrit, lui définisse une esthétique.

 

Il faut aussi parfois détruire et refaire, recommencer encore. Chercher la forme exacte qui s'ajustera aux autres. Rester dans une dynamique, un peu comme un rythme musical, trouver les notes, les assembler pour un accord.

On remarquera que mon travail est principalement ascendant. Ce qui peut s'expliquer par l'influence qu'ont eue sur moi, à mes débuts, deux œuvres d'importance. La première est un « Christ » sculpté par Zadkine, accroché au mur de l'église de Caylus (82), c'était en 1964. La seconde un peu plus tard en 1970 au Musée National d’Art Moderne lorsque je me trouvai face à l'une des « Grandes femmes debout » de Giacometti. Ces deux œuvres que j'associais à la flamboyance des cyprès de Van Gogh, eurent je pense une emprise décisive sur la verticalité de mon travail.

 

Il y a également dans l'œuvre de ces artistes une volonté d'étirement des corps, pour n'en garder que l'essentiel. Une sorte d'évidage de l'enveloppe charnelle que la vie déserterait doucement mais qui résisterait à la mort comme un défi. C'est aussi sans doute à partir de cette vision des corps amaigris que j'ai compris qu'il pouvait y avoir de l'esthétique dans la représentation de la misère. Mon travail rejoint souvent ces images par la volontaire érosion des matériaux dans leur contour, ouvrant des vides laissant entrer la lumière par lambeaux. Si Giacometti et Zadkine ont exercé une influence sur mon travail, des peintres tels que Braque, Kandinsky, Picasso ou bien encore les sculpteurs Gargallo et César, eux aussi n'y sont pas étrangers. Le difficile étant de s'imprégner de l'essence de leur art sans tomber dans l'écueil d'un copiage. J'ai, durant toutes ces années, tenté d'éviter l'enfermement dans un style en privilégiant la recherche.

 

Aujourd'hui cinquante ans après, les sensations sont les mêmes. J'éprouve dans mon travail, les mêmes joies, les mêmes doutes, les mêmes espoirs qui sont une sorte de viatique moral pour mener à bien une œuvre, mais aussi la fantastique humilité qu'engendre cette métamorphose et par-dessus tout, le bonheur qui en découle.

F. Bagioli                 

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REPERES ET JALONS

 

C’est vers le milieu des années 60 que François BAGIOLI fait son "entrée en sculpture" et réalise ses premiers essais de travail du métal. Il choisit alors d'expérimenter une pratique d'oxycoupage de feuilles de tôles peu épaisses dont les fragments assemblés se frontalisent en plans décalés. Les œuvres présentent des surgissements aigus de formes acérées, hérissées de dards et d'éperons, éléments stylistiques appelés à devenir récurrents dans son travail. Percées de vides et scandées de ruptures et de failles, les découpes formelles se corrodent et s'échancrent sous la morsure vive du chalumeau. Bien que déjà non figuratives, ces formes gardent avec des éléments de réalité tels que les flammes ou les arborescences calcinées d'évidentes affinités d'apparence.

 

Au cours de la décennie 70-80, c'est sur un matériau différent que s'exerce l'activité du sculpteur puisqu'il s'agit des aciers chromés. Le poli et la brillance des surfaces donnent un tout autre aspect au fini des œuvres alors même que paraît s'adoucir l'aridité précédemment voulue des profils et des contours. Les thématiques distinctes mais nullement opposées des épaves et des formes crénelées occupent cette phase du travail réceptive aux jeux de la lumière sur des plans déjà moins frontalisés.

 

Les années 80 seront une période d'intense activité. De nombreuses pièces se caractérisent alors par une présentation en "bas-reliefs" montés et positionnés sur des fonds plans verticaux. Apparaissent certaines innovations techniques : la brasure des aciers – procédé bien connu des soudeurs – et les incrustations de cuivres qui apportent la nouveauté d'une intégration de couleurs chaudes : jaunes dorés, rouges et orangés. Par leur texture plus satinée et une matité douce, ces métaux ajoutés donnent à la sculpture des effets de contrastes avec les noirs opaques des fers et des aciers. Les œuvres qui semblent ainsi s'inscrire et se dessiner avec précision sur des fonds clairs et unis retrouvent du même coup une expression figurative plus marquée. La reconnaissance des motifs d'inspiration tirés du réel est plus aisée. C'est par l'évocation de l'immobilité et de la pétrification des structures, par une réflexion sur la ruine et la mort lente des choses – instruments disloqués, objets désincarnés, carènes et mâts de voiliers comme fossilisés – que se singularise le travail du sculpteur.

 

Mais l'attrait de certaines des créations de cette époque réside aussi dans leur interprétation allusive des très anciens appareillages agricoles rongés de rouille et largués aux rebuts des arrières cours de fermes. Par ces visions qui lui sont coutumières, François BAGIOLI tente de restituer l'ascétique beauté des fers à l'agonie.

 

Réalisés au début des années 90, les bois assemblés reprennent les figures aiguës des origines. Mais dans une tension verticale ou oblique accentuée. Une géométrie discrète et adoucie par des profils convexes et incurvés s'installe. Fermement soumises aux axes directionnels, les formes à la fois ligneuses et effilées s'agglomèrent et se resserrent. Ce sont autant d'éléments qui annoncent une recherche d'abstraction que les œuvres de grandes dimensions installées en extérieur vont, par la suite, approfondir. Après quelques essais en techniques mixtes mêlant le bois, le cuir et l'acier, le sculpteur fait en effet, dès 97, une incursion dans le domaine du grand format. Conçues pour le plein air et l'espace, ces sculptures regroupées par séries se déclinent volontiers par thèmes et variations. A ce titre "Partance" et "Cap Horn" qui disent le mouvement et le voyage, instaurent la problématique fertile des vides et des pleins en sculpture. De même "Processus" ou "Machination" qui, faisant apparaître à l'inverse les "tripes" internes de l'œuvre, révèlent le jeu complexe des rouages et des mécanismes.

 

Géométrales et Saillances

 

Les premières donnent à voir des organisations très ouvertes de surfaces anguleuses. Elles sont maintenant taillées dans des métaux plus épais permettant l'utilisation des brasures en périphérie. Ceci afin de contredire parfois une trop stricte géométrie. Résolument tridimensionnelles par la variété voulue de leurs axes directionnels, ces œuvres font penser à des "éclats " de volumes. Elles ouvrent les plans intérieurs de leurs facettes imbriquées, et nient toute notion de plénitude ou de fermé. Elles sont totalement étrangères aux effets de rondeurs. Mais l'on retrouve en elles - tout comme dans les structures plus linéaires des "Saillances" aux apparences de tours détruites et d’aiguillons rocheux, resserrées dans une tension extrême - cette dynamique ascendante si familière à l'artiste. Y concourent par paliers successifs les plans échelonnés qui conduisent - et comme inéluctablement - le regard vers le haut.

 

Les Années 2000 : inspiration créatrice et régénération des tendances aux sources d’un renouveau stylistique :

 

Au début de cette période récente de l’activité, le sculpteur ressent l’attrait du végétal et «Ivraie 1», ouverture et prototype de cette recherche, voit le jour. L’évidente réussite de son architecture formelle a fait office de déclic. Une série va naître, autour de l’idée que formes et lignes tendent, dans la nature - visions de tiges et de feuilles effilées - à se confondre parfois. Non encore achevé cet ensemble homogène déploie les ressources du mouvement circulaire de courbes enlacées. Elles semblent tourner sur elles-mêmes, contrariées fréquemment par d’étroits plans obliques qui s’opposent à elles. L’œil qui considère ces œuvres recrée spontanément le pivot central fictif de leur enroulement.

 

Le retour au grand format va s’opérer peu après - trois mètres de hauteur pour « Solution », par exemple - mais dans un esprit radicalement différent. C’est désormais de non-figuration concrète qu’il s’agit. Rationnellement répartis autour d’une tension verticale récurrente, les profilés géométriques fragmentent les pleins. Bases larges et cimes longilignes, schéma général de triangulation non tracé mais cependant perceptible sont les caractères basiques communs des « Solution », « Section »ou «Résolution ». Eléments constitutifs de ce langage, créneaux et encoches de contours, faisceaux de segments courts et figures plus larges à bords courbes ou anguleux composent ensemble une tridimensionnalité complémentaire des vides intercalés. Ces derniers affirmant, par conséquent, leur importance en contrepoint. Ainsi se crée une « respiration » inter-formes qui donne au regard - sous des angles ou directions différents - le sentiment de maintien de clarté globale des compositions. Analyse, donc, mais aussi volonté de synthèse, en dialogues de plans et de lacunes alternés.

 

Si, d’évidence, une pensée directrice régit la conception de cet ensemble stylistique, c’est, semble-t-il, vers le double choix personnel d’une abstraction rigoureuse et d’une interprétation librement actualisée de certains principes formels du Cubisme analytique historique, qu’elle parait s’être orientée préférentiellement.

 

Jean-Gabriel LAFON     

Historien de l’Art     

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                    pour François Bagioli

                                              

                                               Artiste Sculpteur

 

 

                            tant vient à s’émouvoir

                            la Sculpture

                            questionnant l’ombre

                             du Réel orchestré

 

                            comme au matin l’aubade

                            jusqu’au soir rasséréné

                                  

                            comme écriture

                                   d’ivraie vivace

                                   enroulée de rosée

                                   

                            comme bûchers de Saint Jean

                                   contre la nuit dressés

                                   écroulant le faisceau

                                   des mâtures ardentes

 

                            comme instrument à musiquer

                                   de luisances retendu

                                   pour l’accord d’âme

                                   du bois clair

 

                            comme île en songe

                                   de lointains polypiers

                                   risquant le bras perlé des poulpes

                                   entre les roches pâles

 

                            comme

                                   Livre abandonné

                                   de mille feuillets éblouis

                                   sous la frisure de l’écume

 

                            tant vient à s’émouvoir

                                   la Sculpture

                                         questionnant l’ombre

                                         du fer orchestré

 

 

                                                        Claude Barrère

 

 

                                                        octobre 2009